Guerre en Ukraine : « On assiste à une mise en scène du pouvoir sans partage de Vladimir Poutine »
INTERVIEW Françoise Daucé, directrice d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), évoque pour « 20 Minutes », la « théâtralisation du pouvoir politique » en Russie
- Allocutions télévisées, rencontres diplomatiques… Les mises en scène des prises de parole de Vladimir Poutine sont autant chargées de sens que ses discours.
- « On observe une forme de tournant dans la mise en scène du pouvoir qui militarise probablement l’image du président [russe] et qui durcit un exercice très personnel du pouvoir », explique à 20 Minutes Françoise Daucé, directrice d’étude à l’EHESS, l'Ecole des hautes études en sciences sociales.
C’est lors d’une allocution télévisée très solennelle que Vladimir Poutine a officiellement annoncé le début de son « opération militaire » en Ukraine. Diffusées dans la nuit de mercredi à jeudi, les images montrent le président russe attablé à son bureau, ferme et impassible, entouré de part et d’autre de drapeaux aux couleurs de son pays. Une prise de parole lourde de sens, aussi bien dans le discours que dans sa mise en scène.
En début de semaine, une autre séquence avait marqué les esprits. Celle de Vladimir Poutine particulièrement autoritaire et brusque lors de son conseil de sécurité, en témoignent des images relayées par BFMTV. On se souvient également de la rencontre entre le président russe et Emmanuel Macron la semaine dernière, autour d'une table démesurément longue et une ambiance glaciale.
Des apparitions particulièrement orchestrées et réfléchies qui témoignent d’un durcissement notable du ton du président russe ces dernières semaines, tout comme une maîtrise de la mise en scène. Voire d’une « théâtralisation du pouvoir politique », comme l’évoque auprès de 20 Minutes Françoise Daucé, directrice d’études à l’EHESS.
Vladimir Poutine est un maître de la mise en scène de soi et du pouvoir. Est-ce que cette facette s’est particulièrement accentuée dernièrement ?
On observe depuis plusieurs années, mais surtout depuis un an, un encadrement de plus en plus fort de l’espace public en général et de la presse en Russie. Il y a une pression et un contrôle de plus en plus étroits sur les médias qui passent notamment par l’enregistrement comme agent de l’étranger d’un certain nombre de titres et de journalistes indépendants. C’est-à-dire que l’espace médiatique est composé d’une part de médias qui sont loyaux au pouvoir et reprennent le narratif officiel, et d’autre part de médias qui essayent de faire valoir une parole alternative ou critique mais qui doivent publier sous l’appellation "agent de l’étranger" apparaissant sur toutes leurs publications. Evidemment, dans un contexte de tensions internationales, ça les discrédite immédiatement. Il ne faut pas non plus tout centrer sur le président, il faut aussi s’imaginer quel est l’espace médiatique dans lequel tout ça se produit.
Ce qu’on a vu ces dernières semaines et ces derniers jours, c’est une théâtralisation du pouvoir politique en Russie, une mise en scène du pouvoir sans partage de Vladimir Poutine. Et cela est relayé par les médias officiels ou par ceux loyaux au Kremlin. Il est très difficile pour les médias alternatifs et l’opposition de critiquer ces mises en scène parce qu’ils n’ont plus la parole.
Par quoi passe cette théâtralisation, quels sont les symboles utilisés ?
La mise en scène est cohérente avec le projet ou le message politique qu’essaye de faire passer Vladimir Poutine. Il s’agit d’abord du retour de la grandeur géostratégique de la Russie sur la scène internationale. La mise en scène passe par ces réunions dans les salles les plus majestueuses du Kremlin et la mise en avant des signes de la souveraineté russe : le drapeau, l’aigle… Il y a une sorte de formalisation extrême de la prise de parole. Ce qu’on observe aussi c’est la mise en scène d’un pouvoir conservateur composé quasi exclusivement d’hommes. Vous avez probablement vu cette séance où Vladimir Poutine recueille l’avis des membres du conseil de sécurité et où, à tour de rôle, ils viennent montrer leur allégeance au chef de l’Etat en soutenant la position qu’il leur suggère de prendre. Dans cette séquence, il n’y a qu’une seule femme : Valentina Matvienko, la présidente du conseil de la fédération, le Sénat russe.
Lors de ce conseil justement, Vladimir Poutine a adopté une position très autoritaire. Est-ce que ce ton s’est durci particulièrement ces dernières semaines ?
La personnalisation extrême du pouvoir et la mise en avant de l’image du président sont des choses que l’on voit depuis de nombreuses années… Là, on observe aussi une forme de tournant dans la mise en scène du pouvoir qui militarise probablement l’image du président et qui durcit un exercice très personnel du pouvoir.
Tous ces éléments participant à la mise en scène sont donc particulièrement réfléchis ?
Rien n’est laissé au hasard. Tous les symboles ont été pensés pour marquer le retour de la Russie et de son chef de l’Etat sur la scène internationale. C’est aussi la mise en scène d’une sorte d’affrontement avec le monde occidental et les Etats-Unis par l’intermédiaire de l’Ukraine.
Vous évoquiez la mise en scène d’un « pouvoir sans partage ». Cela renferme aussi cette image d’un homme seul décisionnaire ?
Je vais peut-être faire une hypothèse qui est trop lourde mais Vladimir Poutine, il l’a bien montré dans ses discours, est obnubilé par l’histoire de la Russie et son inscription dans l’histoire. Là, on a le sentiment qu’il peut se hisser à la hauteur des dirigeants historiques de la Russie qui, par le passé, ont exercé le pouvoir de façon personnalisée et autoritaire. On a presque ce sentiment qu’il essaye de s’inscrire dans cette lignée des dirigeants russes et soviétiques.