Pourquoi l’expression « droits humains » est préférable à celle de « droits de l’Homme »

LES MOTS ONT UN SENS C'est l'histoire d'une expression sexiste, qui néglige la moitié du genre humain

Aude Lorriaux
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Extrait de la couverture du livre « Droits humains pour tou·te·s », du collectif du même nom.
Extrait de la couverture du livre « Droits humains pour tou·te·s », du collectif du même nom. — Capture

C’est une idée largement partagée : une femme serait un homme. Comment ça, cela vous paraît bizarre ? Pourtant, on dit bien « les hommes », pour parler des hommes et des femmes. Les hommes, dit l’Académie française, c’est le sens générique, synonyme d’« être humain ». Lucy, notre ancêtre, est un homme préhistorique. Cela vous paraît encore bizarre ? « L’accouchement est particulièrement douloureux chez les hommes » dit-on. Ah non ?

Figurez-vous que vous n’êtes pas seul ou seule à avoir ce sentiment. Un collectif, Droits humains pour tou·te·s, adresse dans nos pages ce jeudi 10 décembre une lettre, accompagnée de signatures prestigieuses, au secrétaire général des Nations Unies, lui demandant d’adopter la formule « Droits humains » plutôt que « Droits de l’Homme ». Mais pourquoi faut-il se débarrasser de cette expression, que 20 Minutes s’engage également à bannir de ses pages ?

« Homme » n’est pas l’équivalent d’« humain »

L’Académie française a beau le jurer, quand on prononce le mot « homme », la plupart des gens n’entendent pas le mot « humain ». Des études le prouvent, comme celle effectuée par la linguiste Edwige Khaznadar en 2011 auprès de francophones, rapportée dans le livre Droits humains pour tou·te·s (Libertalia). A des volontaires était montré un dessin portant le titre L’homme préhistorique. Sur ce dessin, cinq silhouettes se redressant peu à peu, chacune étant légendée respectivement comme tel : le ramapithèque, l’australopithèque, l’homme de Néandertal, l’homme de Cro-Magnon et enfin l’homme moderne. Mais les silhouettes étaient celles de femmes, stéréotypées au moyen de seins et d‘une taille fine.

Combien de francophones trouvèrent ces dessins ressemblant au titre et à la légende ? Seulement 16 %. Tel est l’effet du « masculin générique », résumé par Géraldine Franck, de Droits humains pour tou·te·s : « Tandis que le masculin est générique, le féminin est particulier. La classe des hommes s’est approprié l’universel. »

Des effets concrets

Employer « homme » à la place d’« humain » n’a pas seulement une portée symbolique, et ne représente pas qu’un enjeu de cohérence linguistique. Les effets de l’écriture et des mots sur les représentations sont réels, et les représentations ont ensuite des effets sur la vie au quotidien. C’est ce que démontre une autre étude, de Markus Brauer et Michaël Landry, parue en 2008, selon laquelle l’utilisation du générique masculin augmente la probabilité que les gens pensent aux hommes plutôt qu’aux femmes. En moyenne, 23 % des représentations mentales sont féminines après l’utilisation d’un générique masculin (comme « homme »), contre 43 % après l’utilisation d’un générique dit épicène (comme « humain »). D’autres études l’ont depuis régulièrement confirmé.

Quand vous êtes journaliste, si on vous demande de contacter « un » avocat ou « un » médecin, et que dans votre tête, vous visualisez un homme, vous penserez d’abord à contacter un homme. Quand on vous parle de « droits de l’homme », vous ne pensez pas forcément aussi aux droits des femmes. C’est aussi par les mots que les inégalités se perpétuent.

Erreur d’analyse historique

Pour Eliane Viennot, spécialiste d’écriture égalitaire et historienne des relations de pouvoir entre les sexes, cet attachement aux « droits de l’homme » vient d’une représentation historique fausse, en plus d’une erreur linguistique. Beaucoup de gens s’imaginent que la Révolution française a représenté un progrès pour les femmes aussi, et que les révolutionnaires avaient bien évidemment en tête aussi les femmes lorsqu’ils ont conçu la Déclaration qui nous sert d’orgueil national. Mais c’est tout simplement faux.

Il faut écouter par exemple Marat, député montagnard à la Convention : « Tout citoyen étant membre du souverain doit avoir droit de suffrage, et la naissance seule doit donner ce droit. Mais les femmes et les enfants ne doivent prendre aucune part aux affaires, parce qu’ils sont représentés par les chefs de famille. » Ou encore Emmanuel-Joseph Sieyès, vicaire général à Chartres, que certains présentent comme l’inspirateur de la Révolution française : « Les femmes ne doivent point influer activement sur la chose publique. » Lorsqu’en 1791 Olympe de Gouges voulut compléter le texte de 1789 avec une déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, elle fut persécutée, puis finalement guillotinée, et les clubs et associations de femmes déclarées illégales.

Reproduire les erreurs du passé, ou les stopper ?

La déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) proclamée aux Nations unies en 1948 s’adresse quant à elle aux femmes comme aux hommes, en parlant en anglais de « droits humains » (human rights). Tous les pays ont traduit littéralement, et fidèlement, sauf... la France. En vertu d’un passé révolutionnaire jugé entièrement glorieux, sans nuances ni droit d’inventaire, les autorités françaises ont voulu garder l’ancienne formulation. « C’est donc par célébration nationaliste que cette traduction incorrecte a été retenue, juge le collectif Droits humains pour tou·te·s. L’attachement au terme "droits de l’homme" s’enracine ainsi dans une vision idéalisée de la déclaration de 1789 qui néglige l’aspect discriminatoire du document. »

Les rédacteurs de la déclaration universelle en français ont pourtant eu à cœur de recourir à des termes autres qu’« homme », employé huit fois sur 54 mentions possibles, « personne » étant employé 20 fois. Preuve qu’ils avaient conscience du problème. Mais ils ne sont pas allés jusqu’au bout. Le secrétaire général des Nations unies achèvera-t-il ce mouvement ? « Chiche », lui lance Droits humains pour tou·te·s. En attendant sa réponse, vous pouvez signer la pétition du collectif.