« MeToo a été une déflagration pour moi », explique Léa Salamé qui sort le livre « Femmes puissantes »

INTERVIEW « Ce livre m’a transformée », affirme la journaliste de France Inter Léa Salamé, à propos de la série d’entretiens qu’elle a menés auprès de « Femmes puissantes », titre de son ouvrage

Léa Salamé en interview avec «20 Minutes » le 10 septembre 2020.
Léa Salamé en interview avec «20 Minutes » le 10 septembre 2020. — Sipa / Isabelle Harsin
  • « Il faut prendre le pouvoir » intime Léa Salamé aux jeunes femmes, après la publication de son ouvrage Femmes puissantes, qui reprend une série d’entretiens menés sur France Inter.
  • « Il n’y a pas une définition de la puissance comme il n’y a pas une définition du féminisme : il y a plusieurs voix féministes, le rapport à la puissance est pluriel » explique la journaliste phare de la matinale radio la plus écoutée de France.
  • « Je fais partie d’une génération un peu endormie », explique Léa Salamé, qui s’est réalisée vraiment féministe sur le tard, au moment de ces entretiens.

Léa Salamé arrive avec « le nez en compote », l’air crevée, mais s’anime pourtant avec passion dès qu’on entre dans le vif du sujet. Et ce sujet, c’est Femmes puissantes (édition Les Arènes), somme d’entretiens que la journaliste phare de la matinale de France Inter a menés pendant une période de retrait un peu forcé, quand son conjoint était en campagne électorale.

Une idée de sa directrice, qui avait flairé ses réticences, ses œillères, sur le sujet. Léa Salamé y est allée en traînant la patte, refusant de « genrer les choses », de faire parler « des gonzesses », et puis s’est rendu compte que ces entretiens étaient ce qui l’avait « le plus déstabilisée au bon sens du terme ». « Elle m’a bien niquée ! », dit-elle en riant à propos de Laurence Bloch.

Dans votre livre, vous posez toujours la même question : « Si je vous dis que vous êtes une femme puissante, que me répondez-vous ? ». Qu’avez-vous appris des femmes que vous avez interrogées sur la puissance ?

Ce livre m’a transformé, a cassé beaucoup de préjugés en moi, a élevé mes réflexions, m’a appris à penser contre moi-même. Je suis sur une matinale très exposée, des émissions très exposées. Soudain vous faites quelque chose de léger, d’estival, des conversations entre femmes, et vous vous rendez compte que c’est ce qui vous fait le plus bouger intérieurement, qui vous donne des claques. J’ai été étonnée de voir en miroir toutes ces réactions de femmes, des milliers de lettres qui leur disaient merci. Une petite grand-mère m’a dit qu’elle prenait des notes pour sa petite-fille…

Je ne pensais pas qu’en 2020 l’idée de puissance des femmes pouvait encore être un oxymore ou une bizarrerie. Seule Nathalie Kosciusko-Morizet [ex-ministre de l’Ecologie de Nicolas Sarkozy] me répond « oui je suis puissante, comme vous et comme toutes celles qui nous écoutent, si elles le veulent bien »… Ensuite ce que j’ai aimé aussi, c’est qu’il n’y a pas une définition de la puissance comme il n’y a pas une définition du féminisme : il y a plusieurs voix féministes, le rapport à la puissance est pluriel. Par exemple Elisabeth Badinter dit qu’elle n’aime pas l’idée de puissance, qu’elle préfère l’idée d’influence. Anne Méaux dit qu’elle n’aime pas le mot influence parce qu’elle le trouve faux-cul : « Je préfère celui de puissance parce qu’il est plus franc ». La puissance, dit Leïla Slimani, c’est d’accepter de déplaire, c’est une des définitions les plus fortes. La puissance, c’est de régler son compte avec la peur, dit Christiane Taubira. La puissance, c’est d’être centré, dit Nathalie Kosciusko-Morizet, d’être à sa place. La puissance, c’est la responsabilité dit la chirurgienne Chloé Bertolus, car il ne faut pas que la main tremble, quand le bistouri tranche la chair. La puissance c’est la dignité dit Béatrice Dalle, comme Laure Adler.

Si je vous dis que vous êtes une femme puissante, que me répondez-vous ?

Que non. Je travaille sur des médias qui sont puissants, France Inter est puissant, France 2 aussi, ils donnent de la puissance à ma voix. En revanche si je reprends la définition de ces femmes-là, je dirai que je n’y suis pas encore. Mais j’ai passé 40 ans, et je tends vers ça, j’y arrive, je me dirige vers là.

Comment avez-vous choisi ces femmes ? Et est-ce qu’il y a des femmes qui n’ont pas voulu être interrogées sur ce sujet ?

Je les ai choisis car je les ai trouvées chacune dans leur style libres de parole. J’aime leur liberté, leur courage, leur audace. Il y a une personne qui a refusé, c’est Catherine Deneuve. Cela ne veut pas dire que la liste est terminée, je vais sans doute en faire d’autres.

Et pourquoi que des femmes célèbres ? Une femme qui se lève à 3h du matin pour faire des ménages, une exilée qui a fui la guerre et a mille combats dans sa vie, est-ce qu’elles ne sont pas tout aussi puissantes ?

Si. Et d’ailleurs je n’exclus pas sur la deuxième salve d’élargir à des femmes qui ne sont pas forcément connues, même si toutes ne sont pas connues dans celle-ci. Je pense qu’on a besoin de figures d’identification. Et la puissance c’est aussi l’influence qu’on a sur la société. L’infirmière est sans doute plus forte, et a une vie peut-être plus dure, mais ce qui manque de manière aiguë, ce sont des figures d’identification féminines. On a eu 1,4 million de téléchargements de ces émissions… Quand on ouvre un livre d’histoire de France, combien y a-t-il de femmes ? Combien de petites filles dans la cour de récréation peuvent citer de référents [féminins] dans le cinéma ?

Vous leur parlez aussi beaucoup, forcément, de MeToo. Quelle est la réponse qui vous a le plus étonnée ?

J’ai été très étonnée de la réponse d’Anne Méaux. C’est une des plus grandes communicantes, elle conseille la moitié des hommes politiques, c’est une femme de droite, qui a commencé avec Valéry Giscard d’Estaing, qui était proche d’Alain Madelin. Je pensais qu’elle allait avoir un discours très réac’, et j’ai été stupéfaite de voir qu’elle était très pro-MeToo, et pour les quotas.

Je pensais que vous alliez me parler d’Elisabeth Badinter…

Elisabeth Badinter a peur des excès de cette révolution. Et beaucoup de femmes ont peur de la violence de certaines féministes. Personnellement je pense que la violence est nécessaire, qu’on ne fait pas une révolution en demandant poliment les choses parce qu’on ne les obtient pas. Je pense que déjà à l’époque on traitait Gisèle Halimi de folle et hystérique, on foutait les suffragettes en prison en Grande-Bretagne. Même si elle va trop loin parfois, l’avant-garde féministe est nécessaire... Même si pour moi, à titre perso, mettre un homme en pâture sur les réseaux sociaux, et lui faire perdre sa femme, sa famille et son boulot…

Vous pensez à Sandra Muller, qui a créé #BalanceTonPorc ?

Oui et à Ibrahim Maalouf qui pendant trois ans a été accusé de harcèlement sexuel. Et on n'a fait que deux lignes quand il a été blanchi. Cela l’a fait énormément souffrir. Le mec est un génie musical. [Ibrahim Maalouf, accusé d’agression sexuelle sur mineure, a été relaxé en appel] Et il ne faut pas oublier qu’Elisabeth Badinter a été une pionnière du féminisme. Donc la nouvelle génération de féministes qui la conspue, ça m’attriste un peu. J’ai interviewé Virginie Despentes et Elisabeth Badinter, qui sont un peu les deux opposés du féminisme, et j’en suis sortie bouleversée. Je me refuse à choisir un camp. On n’est pas forcément soit Despentes soit Badinter. Il y a des choses dans ce que dit Despentes que je trouve époustouflantes d’intelligence, de force, de puissance. Et il y a des choses dans la mise en perspective de Badinter, quand elle vous parle de l’instinct maternel, sur le fait qu’on n’aime pas spontanément son enfant…

Vous dites que MeToo a été pour vous « un chamboulement intérieur ». Pouvez-vous nous l’expliquer ?

Je pense que je fais partie de cette génération des 35-45 ans, une génération un peu endormie. Vous m’auriez posé la question si j’étais féministe il y a dix ans j’aurais dit non, enfin j’aurais été mal à l’aise, parce que j’avais l’impression que le combat était gagné. Et je me trompais, et ma génération se trompait. MeToo a été une déflagration pour moi. J’ai été stupéfaite de voir les paroles des femmes autour de moi. On avait l’impression que toutes les femmes avaient subi d’une manière ou d’une autre une forme de harcèlement ou de pression. Ça m’a remis les idées en place, j’ai compris que le combat n’était pas terminé. Et pas seulement sur les violences : l’égalité salariale, le combat sur la puissance. Quand je vois la manière dont le covid a été géré… C’était que des hommes, les ministres à la manœuvre que des hommes, les conseillers des ministres quasiment que des hommes, le conseil scientifique c’est trois femmes sur je sais pas combien d’hommes [80 % d’hommes], les chefs d’entreprise aussi… Ce n’est pas seulement une histoire de parité, mais de place.

Léa Salamé en entretien avec « 20 Minutes » le 10 septembre 2020.
Léa Salamé en entretien avec « 20 Minutes » le 10 septembre 2020. - Isabelle Harsin / Sipa

 Est-ce que votre façon de faire du journalisme a changé depuis ? Êtes-vous plus attentive par exemple à la parité parmi les invités et invitées de la matinale ?

Oui. Nous ne sommes pas les moins bien placés, mais on ne va pas se donner un satisfecit. Ce n’est pas seulement une question à poser aux médias, mais aussi aux femmes expertes. Combien de femmes médecins pendant la crise du covid nous ont dit « non je ne veux pas parler »… Par contre aucun problème avec le chef de service masculin. Il faut que les femmes osent prendre la parole. Oui la révolution nous oblige à tendre vers cette parité encore davantage. Et oui nous sommes encore plus attentifs depuis MeToo. Mais sur une grosse matinale on est obligés d’avoir les leaders…

On pourrait avoir les personnes les plus spécialisées plutôt que les plus haut placées…

Les matinales c’est ce qui donne le « la » de la journée, et donc ce sont des décideurs, ce n’est pas une émission de témoignage. On m’a demandé une fois, pourquoi ne pas prendre Agnès Pannier-Runacher (à l’époque elle était secrétaire d’Etat à Bercy), au lieu de Bruno Le Maire (ministre de l’Economie). Parce qu’il est numéro un ! Je n’y peux rien si Emmanuel Macron a mis Bruno Le Maire en numéro un…

Vous avez demandé aux invitées d’amener un objet. Quel objet avez-vous préféré ?

J’ai aimé qu’Amélie Mauresmo amène un stylo. Je trouvais que venant d’elle, une championne de tennis… Elle amène le stylo car elle dit que c’est l’éducation qui émancipe avant tout.

Vous posez beaucoup de questions à ces femmes sur leur rapport à leur père. Est-ce parce que vous avez aussi un rapport particulier à votre père ?

Je leur pose des questions sur leur père, mais notez que cela vient aussi spontanément d’elles. Ma mère a lu le livre et m’a dit « dis donc il n’y a pas grand-chose sur les mères », elle faisait la gueule ! Je lui ai dit que dans la puissance, il y avait quelque chose de l’ordre du père. Soit qu’il vous a encouragé comme celui de Leïla Slimani, soit qu’il vous a entravé comme celui de Christiane Taubira. Je pense que dans l’idée de puissance et de femme forte, il y a un rapport à être l’égal de l’homme. Et je dis souvent à mes amis hommes qui ont des filles : « Encouragez vos filles » ! Car le regard d’un père quand il t’encourage quand tu es une gamine de 10 ans, c’est capital. Cela a été mon cas. Je dois énormément à mon père, il nous a éduquées avec l’obsession de l’indépendance financière, pour qu’on ne dépende jamais d’un homme.

Il y a la belle histoire que raconte Béatrice Dalle sur son père…

Béatrice Dalle est un de mes entretiens préférés… Les actrices sont ultra-contrôlées, font attention à ce qu’elles disent. Elle, elle s’en fout totalement. Elle est d’une liberté et d’une force… Elle raconte qu’elle est partie très jeune de chez elle [à 14 ans], de chez son père qui était commando. Elle était fâchée avec lui, il lui a écrit une lettre plus tard, qui est passée par son agent, et son agent ne lui a pas donné la lettre. Et quand elle a vu la lettre [des années après] elle a été bouleversée, car il demandait juste des nouvelles de sa fille, et il était fier de sa fille. Elle a une telle tendresse désarmante sur cette histoire d’amour qui ne s’est pas faite. Je trouve que c’est un des passages les plus beaux.

Vous racontez avoir essayé d’adopter les codes masculins, de « montrer les muscles » pour vous adapter dans votre milieu professionnel. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes journalistes femmes, et peut-être aux jeunes femmes tout court ?

Je leur dirais « soyez audacieuses, culottées », d’y aller. Qu’aujourd’hui la vie est dure et qu’il faut aller chercher les choses. Il ne faut pas attendre qu’on vous les donne car on ne vous les donne pas. Il faut prendre le pouvoir.