« Le problème n’est pas de libérer la parole. On parle, mais personne n’écoute », confie Pénélope Bagieu
INTERVIEW L’autrice dévoile ce mercredi « Les Strates », un livre autobiographique aussi drôle qu’émouvant
- Ce mercredi, Pénélope Bagieu dévoile « Les Strates », une bande dessinée autobiographique.
- L’autrice y raconte sa petite enfance ou son adolescence par bribes, dans un récit aussi drôle qu’émouvant.
- « 20 Minutes » l’a interviewée à l’occasion de la sortie de ce nouveau livre.
Après avoir rendu hommage à des femmes culottées et après avoir revisité Sacrées Sorcières de Roald Dahl, Pénélope Bagieu se penche sur une tout autre histoire : la sienne. L’autrice dévoile ce mercredi une bande dessinée intitulée Les Strates, un récit autobiographique aussi drôle qu’émouvant aux larmes, dans lequel elle partage des expériences personnelles, de son enfance à sa vie de jeune adulte.
Elle y entremêle des histoires tantôt graves, tantôt légères, évoque avec sincérité la perte d’êtres chers ou de son insouciance et porte un regard doux et tendre sur la petite fille et la jeune femme qu’elle a été. A l’occasion de la sortie de ce nouveau livre, Pénélope Bagieu a répondu aux questions de 20 Minutes.
Comment est né ce projet ?
Ce sont des histoires que j’ai écrites ces dernières années, de manière très personnelle et en me disant que c’était pour moi. Je pense que je n’aurais jamais réussi si je m’étais dit que quelqu’un d’autre les lirait. C’était à mi-chemin entre l’exercice et une petite récré. Je trouve ça hyper agréable et facile de raconter des histoires qu’on connaît par cœur, en prenant soi-même le personnage. On sait se dessiner, se faire des expressions. Au bout d’un moment j’en ai eu pas mal, je me suis dit que ça avait été très agréable à écrire et qu’en général ça avait été le cas pour tous mes autres livres. C’est d’ailleurs le seul cahier des charges : si c’est cool à écrire c’est qu’il faut en faire un livre !
Que signifie « Strates », le titre de ce livre ?
J’aimais bien l’idée de cette vue en coupe d’une falaise où on voit toutes les couches successives de couleurs différentes que le temps a laissées. Il a fabriqué comme un mille-feuille, une accumulation d’événements…
Les choses qui nous arrivent quand on est enfant et ado nous constituent, elles se sont entassées, elles n’ont pas disparu. Même celles qui sont tout au fond. Elles font partie d’un tout et on peut toujours y avoir accès.
D’où le fait que cette histoire ne se déroule pas de façon chronologique, mais à travers différentes époques de façon un peu plus décousue ?
J’essaie de revenir au plus proche de la façon dont les souvenirs me reviennent. Certains se répondent aussi entre eux donc c’est important d’avoir une petite clé de compréhension pour donner une résonance différente aux choses qui se passent ensuite. Et à la toute fin, quand j’ai terminé, j’ai trouvé qu’il manquait un truc mais je n’arrivais pas à savoir lequel. Puis j’ai ajouté l’histoire de ma grand-mère parce qu’il manquait l’immense amour et la tendresse avec lesquelles j’ai grandi et qui font tellement partie de moi.
Vous parlez à plusieurs reprises de la perte de proches dans ce livre, des histoires particulièrement difficiles à raconter ?
Non, car, justement, ce sont des histoires qui sont bouclées pour moi. Elles ont eu lieu il y a au moins vingt ans, je n’aurais pas du tout eu ce regard sur des choses plus récentes. Ce sont des anecdotes que j’ai tellement marinées, analysées… C’est un peu l’étape d’après la thérapie, j’ai fini de les décortiquer et de les comprendre et maintenant je les mets à distance, suffisamment pour qu’elles fassent partie de moi et que je puisse sans problème les évoquer. Et pour toutes ces histoires qui sont difficiles à raconter, l’avantage de la bande dessinée, c’est que j’ai des outils qui me permettent d’en parler sans mettre de mots. Le thème qui traverse toutes ces histoires, et je ne m’en suis rendu compte qu’à la fin, c’est d’apprendre à perdre. On perd des chats, des gens, une forme d’insouciance… Mais c’est ce qui nous fait grandir. Le décès de ma grand-mère par exemple, j’étais assez grande pour en parler avec elle, pour lui exprimer avec mon immaturité de gros bébé le fait que je ne voulais pas qu’elle meure, que j’essayais de refuser la mort. Mais j’ai appris à faire avec, ça m’accompagne et ce n’est pas du tout une histoire triste. Le gros passage à l’âge adulte c’est s’habituer à l’idée qu’on finit par tout perdre.
Le livre aborde aussi la perte de l’innocence. Plusieurs de ces histoires parlent notamment d’agressions sexuelles que vous avez subies à différents âges. Les dessiner a été pour vous une recherche de réparation ou de libération ?
Non, mais il y a une réparation dans une chose. Je me suis rendu compte que le point commun de toutes ces histoires était mon incapacité à en parler, comme la majorité des femmes à qui ça arrive. Par honte, par peur des conséquences, par déni… Maintenant je fais plus qu’en parler, j’arrive à les écrire, à les dessiner et à les raconter à des gens que je ne connais pas. Je ne peux pas réparer ce qui s’est passé et je ne me reproche pas du tout l’attitude que j’ai eue à l’époque parce que, quand on est une victime, on fait bien ce qu’on peut. Une des raisons pour lesquelles je me suis dit que cette histoire avait sa place dans ce livre c’est que ne pas la mettre, ç’aurait été mentir. On ne peut pas prétendre faire une collection d’histoires qui racontent ce qu’on est devenu quand on est une femme si on ne parle pas de ça, parce que malheureusement ça fait partie de nos vies à toutes. Il fallait rendre un portrait honnête d’une jeune fille qui grandit.
Et aussi parce que je sais que je ne suis pas la seule, je connais l’importance de voir des témoignages de gens qui ont vécu la même chose. De se dire que ça nous arrive à toutes et qu’on n’est pas la seule à ne pas avoir réussi à en parler. J’aime entendre des histoires d’expériences similaires qui me font comprendre que ce n’était pas ma faute.
On dit toujours que c’est formidable, que la parole se libère. Le problème n’est pas de libérer la parole, elle l’a toujours été, on parle. Mais personne n’écoute. Pour développer l’écoute de la parole, il faut inonder de paroles.
Dans « Strates » vous portez un regard très tendre et bienveillant sur l’enfant et la jeune fille que vous avez été. Vous louez son courage et sa façon d’oser. Donner vie à cette BD vous a-t-il permis de mesurer le chemin parcouru ?
A fond ! Dans l’histoire où je me prends un râteau par ce mec à la fête de la musique, la conclusion m’est arrivée spontanément. J’avais vraiment envie que le moi d’aujourd’hui aille voir cette gamine de 16 ans et lui dise « Mais tu es géniale ! » En général le traitement de l’adolescence, en bande dessinée et dans la fiction, c’est toujours par le prisme de la dérision. On se moque des ados car tout est un peu risible chez eux. Quand on voit des photos de nous à cette période on est souvent mal habillés, on a un peu une sale gueule, des combats un peu ridicules… Mais on oublie toujours que ça fait partie de nous. Et tout ce qu’on doit subir et traverser à cette époque, c’est une période tellement nulle… Les ados tiennent le coup et pour ça bravo ! Je me suis dit qu’il ne fallait pas que je sois trop dure avec moi, que je me souvienne aussi ce qu’était le quotidien à cet âge-là.
C’est vrai qu’on a tendance à porter un regard assez dur sur cette période…
Oui et tourner en ridicule nos chagrins alors que quand on est ado on vit tellement tout plus fort ! C’est normal de se mettre dans des états pas possible, d’être désespéré aux larmes, fou amoureux et avoir envie de mourir… On est une boule d’émotions. Après on ne fera qu’être une version tiède et en demi-teinte de ça. Ce que j’aime dans les histoires qui parlent d’adolescence, que ce soit en BD, en série, en films, c’est quand elles sont racontées à la même hauteur d’yeux et pas avec un regard d’adulte blasé et cynique. Il ne faut pas se moquer des ados, c’est nul comme ressort… Et de manière générale, l’autodérision dure envers soi-même c’est dangereux et c’est un peu à double tranchant, c’est ce que dit Hannah Gadsby dans son spectacle Nanette. Quand le ressort humoristique est toujours l’autodérision et le fait de se casser la gueule toute la journée pour faire rire les gens, on s’abîme. Il faut essayer d’être gentil avec soi.
Vous avez dit que le public a tendance à encenser dans la BD les autobiographies d’hommes et à minorer les autobiographies de femmes qui seraient perçues comme des « histoires de nanas ». Pensez-vous qu’avec le temps elles arrivent à se défaire de cette image ?
Elles ne se défont de rien, elles continuent d’être exactement la même chose. En face le regard se modifie un peu dans le sens où ça demande une très grosse déconstruction de se demander pourquoi on dénigre ces histoires-là. Pourquoi sont-elles aussi peu universelles alors qu’elles concernent la moitié de l’humanité ? Et quand bien même elles ne concerneraient que les femmes, ça fait vraiment beaucoup de gens ! Pourquoi c’est un public qui a moins le droit d’avoir des histoires qui parlent de lui ? S’attaquer à cette question, c’est essayer de détricoter tellement de misogynie. Pendant très longtemps l’autobio féminine en bande dessinée n’a pu se faire qu’en s’excusant, en essayant de rassurer les lecteurs sur le fait que ça ne parlerait pas trop de sujets de femmes. Il y a dix ans je n’aurais pas fait ce livre parce que je n’aurais fait que m’excuser de ça en me disant « ne raconte pas trop de trucs de femmes, essaye de faire quelque chose de plus universel ». Aujourd’hui ça ne me fait plus du tout peur de me dire que je parle de femmes. Je ne crois pas du tout que ça ne concerne qu’elles et je trouve que la voie a été pas mal ouverte par les très jeunes autrices. Ce sont quand même elles qui nous servent de leçons à nous les « vieilles » autrices, parce qu’elles éduquent de force un lectorat. Elles ne s’excusent pas. Elles ne se demandent pas si le sujet est universel ou s’il ne l’est pas assez, elles racontent ce qu’elles ont à dire.
A qui pensez-vous par exemple ?
Mirion Malle pour moi est vraiment une autrice extraordinaire, avec un talent de dessin et d’écriture. Les autrices de ma génération ne peuvent qu’admirer ses choix de sujets et sa liberté de ton. Plus contemporaine de moi, il y a aussi Diglee par exemple, qui s’en est pris plein la tronche avec ses premières histoires… Elle n’a pas du tout démordu de son sujet, elle a fait son truc, elle écrit de mieux en mieux, elle sort des recueils sur les poétesses, avec un talent incroyable. Et les gens s’adaptent, ils suivent, lisent et c’est super. Ces autrices plus jeunes sont des leçons pour moi.
C’est marrant parce qu’à chaque fois on me demande si j’ai des inspirations parmi les autrices qui étaient là avant moi. Mais ce n’est pas dans ce sens-là qu’il faut regarder, c’est dans l’autre.
Vous avez été nommée présidente de la commission d’aide sélective en fiction et animation du Centre national du cinéma, vous avez reçu des prix prestigieux, il y a même une bibliothèque qui porte votre nom. Auriez-vous imaginé tout ça quand vous étiez cette petite fille et son nounours au ski ?
Quand j’étais toute petite oui, carrément ! J’avais des rêves de grandeur, je voulais être reine d’Amérique quand même, c’est ça le métier que je voulais faire quand j’étais petite ! Puis il y a eu le couperet brutal de la réalité de l’adolescence et de l’estime de soi à moins 50… Quand j’étais ado mon rêve était de me dire que ce serait super si j’avais un métier qui me laissait le temps de dessiner le soir. On était relativement loin du fait d’en vivre en étant heureuse, de dessiner tous les jours et d’avoir en plus des trucs honorifiques… Mais ça ne m’a pas empêché de faire des choses d’avoir aussi peu d’ambition. Et oui ce serait super de dire à cette petite fille « Continue à dessiner, ça va être super ! »