« 20 MINUTES » AVEC...« Il est trop tard pour sauver la société dans laquelle on vit»

« Il est trop tard pour sauver la société dans laquelle on vit », selon Jem Bendell, auteur d'« Adaptation Radicale »

« 20 MINUTES » AVEC...Jem Bendell signe l’ouvrage « Adaptation Radicale », la traduction de Deep adaptation qui a inspiré Extinction Rebellion en 2018
Laure Beaudonnet

Propos recueillis par Laure Beaudonnet

L'essentiel

  • Tous les vendredis, 20 Minutes propose à une personnalité de commenter un phénomène de société, dans son rendez-vous « 20 Minutes avec… ».
  • A l’occasion de la parution de la traduction de Deep adaptation, un article qui a inspiré Extinction Rebellion en 2018, Jem Bendell, fondateur de l’IFLAS (Initiative for Leadership and Sustainability) à l’université de Cumbria (Grande-Bretagne) revient sur ce qui le porte à croire que l’effondrement de notre société est inévitable et pour dans très peu de temps.

L’effondrement est la fin irréversible de nos modes de vie : abris, sécurité, santé, identité, plaisir… C’est la prophétie de Jem Bendell, spécialiste de l’environnement et du développement durable et auteur d’Adaptation radicale (Les liens qui libèrent), qui prévoit ce beau programme pour 2028.

L’article original, Deep adaptation, est devenu un véritable phénomène lors de sa publication en 2018. Téléchargé près d’un million de fois depuis sa mise en ligne, il a inspiré le mouvement de désobéissance civile Extinction rebellion. Jem Bendell revient pour 20 Minutes sur ce texte controversé en forme de cri du cœur.

Le mouvement de désobéissance civile Extinction rebellion s’est inspiré de votre article. Quels sont ses liens avec le mouvement Deep adaptation ?

Ce sont deux mouvements distincts qui se rejoignent sur un constat d’échec de l’environnementalisme. Extinction rebellion se concentre sur une action directe et non violente pour contraindre les gouvernements à la neutralité carbone tandis que Deep adaptation pense qu’il est trop tard pour sauver la société dans laquelle on vit. De nombreuses personnes font partie des deux mouvements. Si vous pensez que l’effort général en faveur de l’environnement a échoué, qu’il est inutile de réformer le système capitaliste pour atteindre la durabilité, alors il est naturel de vous engager pour la neutralité carbone et de vous préparer aux perturbations futures. Il est vrai que certains membres historiques d’Extinction Rebellion ont rejoint le mouvement après avoir lu Deep adaptation, mais certains fondateurs avaient déjà prévu leur action avant la parution de mon article.

« « Vous ne pouvez pas court-circuiter la tristesse, si vous pensez trouver un guide pour trouver la sérénité, ce serait un mensonge » »

Quelles sont les principales différences entre vos idées et celles de la collapsologie ?

Je ne suis pas expert de cette littérature. Pablo Servigne et ses collègues ont conclu que l’effondrement de la société a de grande chance de se produire à travers l’analyse d’un large éventail de stress sociaux. J’avais déjà connaissance de ces stress sociaux -notre système financier, les inégalités terribles qui existent, la crise de la biodiversité- lorsque j’ai étudié à nouveau le climat fin 2017. Ma conclusion selon laquelle l’effondrement de la société est inévitable reposait sur la connaissance de ces autres stress, mais je ne les ai pas analysés. La collapsologie a une approche plus large des stress tandis que je me concentre sur le climat. C’est la principale différence.

La crise du coronavirus est-elle un premier pas vers cet effondrement dont vous parlez ?

Je n’ai pas de boule de cristal. Nous saurons le dire dans les années à venir. Mais si c’est un premier pas vers l’effondrement, c’est en partie lié au climat. Le changement climatique ajouté à l’érosion de la biodiversité et à la dégradation des écosystèmes rend les zoonoses [les maladies provenant des animaux] plus probables. Si le Covid-19 crée l’effondrement, cela passe par des processus politiques et économiques. Nous observons de plus en plus de personnes issues des classes populaires, dans de nombreux pays, se réclamer des anti-masques, des anti-confinement, et si vous regardez de plus près, ils sont souvent associés à l’extrême droite. L’un des impacts du Covid-19 pourrait être une déstabilisation politique des pays européens.

Vous donnez huit ans avant l’effondrement de la société. Comment sommes-nous censés vivre avec cette idée ?

Il n’y a pas de bonne réponse. Je n’ai aucune légitimité de dire à quelqu’un ce qu’il devrait faire. Dans le livre, je dis qu’il faut en parler, trouver des gens avec lesquels vous pouvez explorer, partager vos émotions difficiles, vos peurs, votre tristesse, votre colère. Parlez de ce que vous pourriez faire et vous trouverez certainement une idée qui vous satisfait. Je suis inquiet lorsque les gens enferment leurs émotions, ou lorsqu’ils se tournent vers toute histoire qui les aide à se sentir en sécurité ou toute autre histoire qui rend quelqu’un responsable. Ces réponses sont utilisées pour manipuler, mais elles n’aident pas les gens. Vous ne pouvez pas court-circuiter la tristesse, si vous pensez trouver un guide pour trouver la sérénité, ce serait un mensonge.

« « Nous devons accepter que nous devrons peut-être faire avec beaucoup moins très rapidement » »

Par exemple, vous dites que s’exiler au milieu de nulle part pour chercher l’autosuffisance revient à une conception survivaliste des choses. C’est pourtant l’idée de beaucoup de gens et, à en croire certains, rester dans les grandes villes pourrait s’avérer encore plus dangereux en temps d’effondrement…

Je ne décourage pas les gens à partir à la campagne pour cultiver leur potager et trouver leur propre source d’eau. Je les invite à prendre conscience que ça ne veut pas dire qu’ils survivront si la société s’effondre parce que, même si on fait cela, on compte encore sur la société industrielle. Si vous vivez dans un pays comme le Royaume-Uni ou la France, qui compte 66 millions d’habitants. Qu’allez-vous faire de vos légumes si des personnes affamées frappent à votre porte ? L’idée d’aller vivre dans la nature est merveilleuse, mais pour d’autres raisons. Vivre dans la ville pourrait s’avérer moins dangereux si le gouvernement approvisionne les gens en aliments de base. Vous avez plus de chances de les récupérer dans une ville qu’au milieu de nulle part. J’encourage les gens à arrêter de penser de façon individualiste et à privilégier une réflexion sur ce qu’on peut faire collectivement. Comment chaque pays peut-il améliorer sa sécurité alimentaire en gardant en tête les mauvaises récoltes de céréales à venir dans la décennie ? Nous devons accepter que nous devrons peut-être faire avec beaucoup moins très rapidement.

L’une des principales critiques de votre article est qu’en donnant une date à l’effondrement, vous quittez la science. Que répondez-vous à cela ?

Pour moi, c’est une question naturelle : combien de temps nous reste-t-il ? Cela ne me dérange pas de quitter la science sur cette question. La science est presque une langue. Les statistiques, les mathématiques sont des langages qui reposent sur l’épistémologie. Ils ne sont pas la seule façon de chercher à savoir, et ils ne sont certainement pas la seule façon que nous avons d’accéder au savoir. Nous traitons des données dans un monde infiniment complexe. Les gens ont peur, ils s’accrochent à leurs modèles de ce qui est vrai ou faux et de cette façon, ils se détournent des traitements complexes.



C’est-à-dire ?

C’est le sentiment que je me suis forgé à partir de l’analyse de toutes sortes de données et d’un tas d’expériences. Je n’ai pas toujours vécu en Europe, j’ai vu les choses changer et j’ai vu comment le désir de progrès matériel a grandi à travers le monde. Nous avons créé tous ces modes de vie à fort impact carbone. De nombreuses personnes, climatologues et écologistes, vivent dans leur bulle européenne. Ils ne comprennent pas les centaines de millions de gens qui tentent de joindre les deux bouts et qui, pour l’instant, ont besoin des combustibles fossiles pour le faire. Je ne vois pas les choses changer.

« « Nous devons nous souvenir que de nombreuses personnes souffrent déjà de notre système » »

Dans deux ou trois ans, parlerons-nous de 2020 comme du « bon vieux temps » ?

(Rires). Il faut arrêter de penser qu’on peut parler pour nous tous. Qui est ce nous ? Il y a près de huit milliards de personnes sur Terre. Est-ce de ce « nous » dont nous parlons ? Vont-ils regarder le passé en se disant : « 2020, quelle super année » ? Cette question est une tentative patriarcale d’accéder à un savoir universel sur la condition humaine. Et cette idéologie est la racine de notre destruction. Nous devons reconnaître que chaque individu a une expérience unique de ce monde. Dire aux gens que telle expérience est l’expérience universelle ou qu’on a une connaissance objective de l’expérience des gens est problématique. Certaines personnes se diront que 2020 c’était leur meilleure année. D’autres personnes seront mortes ou seront coincées dans la dépression parce qu’ils auront perdu des êtres chers en 2020.

Le bonheur existera-t-il après l’effondrement ?

Oui, et dans certains cas, encore plus. Nous devons nous souvenir que de nombreuses personnes souffrent déjà de notre système. Il existe des villages de pêcheurs qui ont toujours attrapé, mangé et vendu leurs poissons, et d’un coup cela ne leur rapporte plus rien à cause de la pêche industrielle, à cause de l’appétit de personnes à des milliers de kilomètres, de l’appétit de capitalistes et de banquiers à des milliers de kilomètres. De nombreuses vies ont été détruites par le système actuel. Tout ne sera pas mauvais.