VIDEO. Festival d'Angoulême : « A ce rythme-là, des auteurs de BD, il n’y en aura bientôt plus », estime Pénélope Bagieu
« 20 MINUTES » AVEC... La créatrice de la série « Culottées » évoque sa carrière et ses engagements à l’occasion de la sortie de son adaptation en BD de « Sacrées sorcières » de Roald Dahl
- Tous les vendredis, « 20 Minutes » propose à une personnalité de commenter un phénomène de société, dans son rendez-vous « 20 Minutes avec… ».
- Apparue avec le phénomène éphémère des blogs BD, la Parisienne Pénélope Bagieu revient sur son parcours atypique à l’occasion de la sortie de son adaptation en BD de « Sacrées sorcières » de Roald Dahl.
- Très active – et suivie – sur les réseaux sociaux, elle y partage ses coups de cœur comme ses coups de gueule.
Sa vie est devenue « tout à fait fascinante », pour reprendre le titre de son blog BD lancé en 2007. De sa série Joséphine à celle des Culottées (dont l’ adaptation animée sera bientôt diffusée par France Télévisions), son œuvre pleine d’humour, de curiosité… et d’engagement a fait de la Parisienne de 38 ans l’une des créatrices françaises de BD les plus célèbres et appréciées au monde.
De passage à 20 Minutes quelques jours avant l’ouverture du Festival d’Angoulême et la sortie de son dixième album (une adaptation libre de Sacrées sorcières, le best-seller pour la jeunesse du Gallois Roald Dahl), elle a tenu à revendiquer ses prises de position, notamment féministes, par l’entremise des réseaux sociaux dont cette « culottée » des temps modernes est devenue l’ une des icônes.
Avec le webcomic que vous avez lancé en 2007, on vous a considérée comme la chef de file des « blogs de filles ». Ça vous a contrariée ?
Jamais ! Le fait de m’exprimer dans un blog ne m’a, à l’époque, enfermée dans rien du tout. Alors oui, on m’a mise dans une case, mais beaucoup de gens ont pu découvrir mon boulot. Rétrospectivement, je réalise combien cette expérience a été bénéfique, combien cette période a été un accélérateur incroyable. Etre un objet de curiosité est une chance, même quand cette curiosité est fondée sur de mauvaises interprétations. Après, ça a été à moi de récupérer le truc sur le mode « puisque j’ai votre attention »…
Pourquoi les blogs BD, le vôtre compris, ont-ils fini par s’essouffler ?
Parce qu’on est arrivés au bout d’un cycle. Quand tout le monde a compris ce que c’était, une fille qui fait de la bande dessinée, on a pu commencer à s’intéresser à ce que produisaient ces « créatures qui viennent d’ailleurs ». Et ça tombait bien parce que de nombreuses autrices avaient des histoires passionnantes à raconter !
Rétrospectivement, ce format était-il un carcan ?
Pas exactement, même si certains pensaient : « alors ton univers, c’est de raconter ta vie, chaque matin, en une ou deux illustrations réalisées en cinq minutes ? » C’est une analyse limitée, comme si on demandait à quelqu’un qui dessine des croquis dans un parc ou dans le train : « c’est ça, ton style ? » Non, c’est un exercice, il faut le prendre comme des gammes. Dès qu’on nous donne l’opportunité de faire autre chose, on le fait avec plaisir et ça surprend.
Comment cela s’est-il passé pour vous ?
J’ai eu la chance d’avoir des éditeurs qui m’ont poussée vers ce qui me tenait à cœur et j’ai pu réaliser mes premiers « vrais » albums. Personne ne m’a suggéré de rester dans cet opportunisme éditorial et d’épuiser le filon en sortant quatorze tomes de « Ma vie est tout à fait fascinante »… dont on a quand même tiré un album en 2008 !
Pourquoi fallait-il sortir de cet « opportunisme éditorial » ?
A cette époque, certains pensaient « ah d’accord, ça, c’est encore de l’autobio de nana ». Et l’autobio de mec, qui existe encore dix ans après, c’est plus cool ? Boulet qui a fait dix tomes de son blog Notes et qui poursuit dans cette voie parce que c’est son format, tout le monde trouve ça génial, moi la première. Mais ce n’est quand même pas normal que tout aille bien quand c’est un homme et que ça devienne gênant quand c’est une femme qui le fait. Et si en plus elle relate, comme le font certaines autrices aujourd’hui, des choses assez intimes, les réactions de mépris deviennent épidermiques. J’ai vite compris que ce n’était pas le fait que je m’exprime sur un blog qui dérangeait, mais l’idée que je raconte des histoires de femmes.
C’est de ce constat qu’est né votre engagement féministe ?
Entre autres. Mais à ceux qui en douteraient encore, oui, je suis féministe et je le revendique (rires).
On se souvient de votre prise de position en 2016 face à l’absence de femmes en sélection au festival d’Angoulême. La condition féminine a-t-elle, depuis, évolué dans le milieu de la BD ?
Oui, pour une raison mécanique, d’abord : en s’engageant à respecter la parité dans ses institutions, le festival a introduit la parité artistique. Comme il y a des femmes dans les jurys, ce n’est plus un groupe d’hommes qui va commenter un album sur le mode « oh, c’est une histoire de gonzesse, non ? », les femmes vont dire « oh, c’est une super histoire ». C’est grâce à ça, j’en suis sûre, que le Fauve du meilleur album de la dernière édition est revenu à une autrice, Emil Ferris, pour Moi, ce que j’aime, c’est les monstres. Et que Ted, drôle de coco d’Émilie Gleason a été déclaré meilleur premier album. Voilà deux exemples d’autrices qui produisaient déjà avec talent avant, mais qu’on n’a commencé à « voir » que récemment.
Votre popularité, combinée à votre engagement, a fait de vous une tête de proue. Ce rôle vous pèse-t-il parfois ?
Non, ça ne me dérange pas et ça ne me fait ressentir aucune pression. N’oublions pas qu’on parle du milieu de la bande dessinée. Et que même lorsque l’on est très médiatisé, comme je le suis, ça reste de la bande dessinée… donc un médium sur lequel personne, ou presque, ne se focalise.
Alors votre activité sur les réseaux sociaux (Twitter et Instagram), sur lesquels vous êtes très suivie, vous fait-elle ressentir une responsabilité ?
Non, je ne me sens pas de responsabilité. Mais j’ai le sentiment d’avoir le devoir, lorsque quelque chose me tient à cœur, de le partager. Quel que soit le domaine. Si j’ai lu une BD que j’ai adorée, je profite de la chance que j’ai de pouvoir le dire à 300.000 personnes d’un coup (rires). Si quelque chose m’enthousiasme ou, au contraire, me révolte, je me dis : « sers-toi bien de ta voix ». Les réseaux sociaux sont un moyen inespéré de s’adresser au plus grand nombre, pourquoi n’en profiterais-je pas ? Ceci dit, je le fais toujours comme je le ferais si j’étais au milieu d’un petit groupe d’amis avec lesquels j’échangerais simplement. Et j’attends de mes followers qu’ils réagissent comme le feraient des amis dans le cadre d’un échange privé.
Vous imposez-vous des limites sur les réseaux sociaux ?
Je suis très vigilante sur le sujet de mes accointances institutionnelles et politiques. A l’occasion des différentes campagnes qui ont eu lieu ces dernières années, on m’a beaucoup demandé de soutenir des candidats et candidates, de m’engager pour des gens qui avaient des idées proches des miennes et pour l’instant, tout cela sort du spectre des choses que j’ai envie d’exprimer publiquement.
Vous ne vous sentez donc pas l’âme d’une militante ?
Attention, je partage volontiers mes opinions politiques puisque je passe mes journées à rager sur Twitter, surtout ces temps-ci, à propos du gouvernement actuel (rires). Mais je n’oublie jamais que mon métier, c’est de dessiner et d’écrire et que je ne veux pas emmener les gens de force dans quelque chose d’institutionnalisé. J’affiche mes convictions, mais sans prosélytisme. Par exemple, je peux clamer qu’un projet de loi me fait gerber, mais je ne vais pour autant pas appeler mes lecteurs à venir manifester en ma compagnie.
Justement, quelle est votre opinion sur les conflits sociaux qui agitent le pays ?
Oh la ! Je vais essayer d’être pondérée… En résumé, je suis plutôt très défaitiste et j’ai du mal à envisager que les choses s’améliorent quand je constate combien les fossés se creusent davantage chaque jour entre le peuple et ses dirigeants. C’est simple, tout ce qui nous semblait inimaginable est en train de s’installer : il aurait par exemple été impensable il y a deux ans de voir les vidéos de violence policière qu’on a aujourd’hui ou de voir ce qu’il arrive au service public français qu’on dézingue pièce par pièce. Il aurait été impensable que les profs soient autant pris à la gorge. Jamais je n’aurais imaginé qu’un gouvernement affiche un tel mépris et une telle arrogance sans même essayer de les maquiller. Les gens expriment leur désespoir et on veut leur faire croire que s’ils sont désespérés, c’est parce qu’ils ne comprennent rien.
Ce désespoir, ça vaut aussi pour les auteurs et autrices ?
Bien sûr ! Jamais les auteurs n’ont connu une telle précarité. Je me souviens qu’on était très nombreux à défiler, en 2015, dans les rues du festival d’Angoulême, pour réclamer une révision de notre statut. Pour quel résultat ? Le secteur de l’édition s’enorgueillit du fait que la BD soit un médium porteur, qui génère des résultats plus mirobolants d’année en année, alors que les gens qui créent cette richesse crèvent la gueule ouverte d’être aussi peu considérés ! Rien ne change, on devrait se contenter du fait d’exercer notre passion. C’est fou.
Vous sentez-vous, malgré tout, privilégiée ?
Oui, parce que mes livres se vendent bien, que je n’ai jamais eu à faire de compromis et que plus le temps passe, plus je réalise des livres qui me plaisent et m’épanouissent – comme mon adaptation de Sacrées sorcières (Gallimard BD) dont la lecture m’avait profondément marqué dans mon enfance… Mais il faudrait complètement repenser la façon de rémunérer les auteurs, dont une très très grande majorité vit sous le seuil de pauvreté. Et vite ! Parce qu’à ce rythme-là, des auteurs, il n’y en aura bientôt plus.
Vous projetez-vous parfois, dans trente ou quarante ans ?
Je crois qu’en dépit de tous les sujets qu’on a évoqués et qui me préoccupent, je serai une vieille dame très heureuse qui, tant que ses yeux et ses mains le lui permettront, continuera à faire de la bande dessinée… ou de la peinture, de la sculpture… qui sait ? (rires)