Retour de la «jolie garce», Shay: «Je trouve ça grave de dire qu'on n'est pas féministe»

INTERVIEW Après trois ans d’absence, la rappeuse revient avec son deuxième album, « Antidote »

Propos recueillis par Clio Weickert
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Shay sort son deuxième album «Antidote».
Shay sort son deuxième album «Antidote». — Guillaume Doubet
  • Après trois ans d’absence, Shay revient avec son deuxième album, « Antidote ».
  • Rap game, amour, féminisme… La rappeuse a répondu aux questions de « 20 Minutes ».

« Je suis une artiste, féminine, qui évolue dans un milieu masculin, qui ne se bat pas seulement pour elle mais pour essayer de faire évoluer les mentalités et la culture. » De retour après trois ans d’absence, Shay revient plus déterminée et combative que jamais. Ce vendredi, la « jolie garce » présente son deuxième album, Antidote, dont quelques titres comme « Notif » ou « Jolie », ont déjà été dévoilés.

Pas de Booba cette fois-ci, la Belge s’est depuis affranchie du rappeur qui l’avait révélée sur le titre Cruella en 2011, et qui l’avait ensuite signée sur son label, 92i. Léger changement côté prod donc, mais le cocktail détonnant qui a fait ses preuves en 2016 reste le même : flow saccadé et voix légèrement éraillée, féminité exacerbée, tempérament de feu et petit goût de la provoc. La rappeuse a répondu aux questions de 20 Minutes.

Comme ton premier album l’indiquait, avant tu te présentais comme une « jolie garce », tu as changé depuis ?

Oui j’ai beaucoup changé mais je reste une jolie garce. Pour moi c’est une femme qui s’affirme, qui a des ambitions, et malheureusement quand une femme réussit dans un domaine aujourd’hui, on a tendance à dire que c’est une « salope » ou une « pute ». Quand j’ai décidé de m’appeler « jolie garce », c’était pour dire que j’incarne aussi ça, la fille qu’on insulte parce qu’elle a envie de réussir et qui se bat pour.

Qu’est-ce qui se cache derrière le titre « Antidote » ?

J’avais une forme de mal-être lorsque j’ai fait cet album, c’était compliqué de faire de la musique, j’ai vraiment dû puiser en moi. Je suis aussi une personne très réservée, j’ai dû mal à me livrer à mes proches, à mon entourage, je garde tout pour moi. Je me suis lancé ce challenge d’oser être vrai, et de me livrer dans la musique. L’album s’appelle Antidote parce que moi aussi j’ai été mon propre antidote dans ce processus.

« Je suis juste obsédée par la musique, j’ai envie d’avoir une carrière et de réussir. Je me fous d’être avec un mec parce que j’estime que je n’en ai pas besoin. »

Tu parles beaucoup d’amour dans cet album, mais avec pas mal de désillusion, tu n’y crois pas, ou plus ?

Je crois en l’amour, mais j’ai un problème avec le couple et la position de la femme dans le couple. Dans ma culture et dans mon milieu, une femme qui accepte d’être trompé, qui pardonne à son mari et qui reste à la maison à nettoyer et à faire à manger, c’est une « bonne » femme. Tout comme le fait que quand une femme se marie, où quand elle sort avec un mec qui a réussi, on estime qu’elle a réussi. Mais de l’autre côté, une femme comme moi, qui se bat et qui accomplit des choses, qui n’a pas de mec et d’enfants à 27 ans, on a l’impression qu’elle a raté sa vie. Et j’ai un problème avec ça. J’ai vécu quand même sept ans de célibat, et on a tendance à croire que c’est parce que je ne crois pas en l’amour ou que je suis dégoûtée des hommes, mais pas du tout. Je suis juste obsédée par la musique, j’ai envie d’avoir une carrière et de réussir. Je me fous d’être avec un mec parce que j’estime que je n’en ai pas besoin. Donc quand je parle d’amour, c’est plus sur la façon dont je ressens la pression qu’on met sur moi par rapport au couple.

Depuis quelques années, il y a une scène rap belge très forte. Etant toi-même belge, affirmes-tu cette appartenance ?

Oui parce que j’ai grandi à Bruxelles, j’ai toujours fréquenté des personnes qui étaient très talentueuses, comme Damso que j’ai connu avant qu’il commence vraiment la musique, ou encore Hamza… Je ne comprenais pas pourquoi on n’arrivait pas à se faire entendre. Aujourd’hui je suis contente de voir que les Français aussi sont au courant.

Tu as bossé avec Damso sur le titre « Pleurer » sur cet album, comment s’est faite cette collaboration ?

Damso est un ami, on parlait de beaucoup de choses, et du fait que j’avais l’impression de toujours devoir jouer un rôle et d’être la personne qu’on attend que je sois. Que je ne pourrais pas être moi-même parce que les gens n’arrivaient pas à m’accepter tel que je suis vraiment. Il me demandait pourquoi je n’en parlais pas dans un morceau… Un jour il m’a envoyé un texte, ça m’a touché et j’ai enregistré le titre.

Qu’est-ce qui t’empêchait d’écrire toi-même cette chanson ?

Quand j’ai commencé la musique il n’y avait presque pas de femmes dans le rap français, et jamais de femmes sexy, très féminines. J’ai toujours été confronté au regard des gens qui me disaient que ça n’allait pas être possible pour moi, que j’étais folle de vouloir me lancer. Je voulais me protéger, je ne m’en rendais pas compte, mais même dans la musique je me mettais des barrières parce que je voulais toujours être en position de force. Je me disais que je ne pouvais pas arriver et être « vulnérable », parce que j’avais déjà assez de gens qui me critiquaient et ne croyaient pas en moi.

« Il y a beaucoup de femmes qui écoutent du rap, mais elles sont obligées de n’écouter que des mecs parce qu’il n’y a que des mecs. »

Comment expliques-tu que le monde du rap reste encore très majoritairement masculin ?

Je pense qu’on n’a pas beaucoup de références. Quand tu es un mec et que tu écoutes Booba, Niska, Ninho, Oxmo, Kery James… Tu grandis avec ça, ça fait dix ans que tu écoutes du rap et que tu n’écoutes que des mecs, tu as plus de facilité à te dire « OK moi aussi je peux rapper ». Tu peux t’identifier à quelqu’un. Mais quand tu es une femme, tu ne peux pas t’identifier à grand monde, seulement à Diam’s. Mais plus des femmes s’y mettront, plus d’autres se diront « Moi aussi je peux le faire ». C’est mon combat aujourd’hui d’ouvrir un peu les portes, en toute humilité. J’essaye, parce que moi aussi j’ai envie de voir plus de femmes rapper, et c’est bien que les médias puissent aussi mettre ça en lumière. Aujourd’hui sur le marché français, il y a beaucoup de femmes qui écoutent du rap, mais elles sont obligées de n’écouter que des mecs parce qu’il n’y a que des mecs. On doit s’identifier à eux alors que les femmes ont aussi des choses à dire.

Et toi dans ce milieu, tu affirmes pleinement ta féminité et être sexy.

De base je suis féminine et c’est hors de question que je mette un survêt et une casquette à l’envers parce que je fais du rap. Pour le côté sexy, en fait je suis quelqu’un qui aime bien déranger. On va me dire que la France a un problème avec la nudité de la femme, je vais me mettre à poil alors ! C’est quoi le problème ? Mais je le fais toujours pour une raison. De base je suis une fille très réservée, je n’aime pas trop me montrer. Et si je suis dans la musique c’est pour avoir un impact et faire changer les mentalités, quitte à ce que je sois la femme qu’on va insulter.

Tu prouves aussi que c’est toi qui gardes le contrôle de ton corps ?

Je n’aime pas qu’on dise à une femme comment elle est censée s’habiller, se comporter… J’ai un problème avec tout ce qu’on refuse à une femme, mais qu’on ne refuse pas à un homme. Et aussi avec tout ce tabou autour de la nudité de la femme. Pourquoi une femme nue est forcément un objet sexuel ? Le corps de la femme n’est pas un objet sexuel.

Tu te considères comme féministe ?

Oui, car je suis pour l’égalité entre les êtres humains. Je pense qu’être féministe c’est vouloir l’égalité entre les femmes et les hommes, comme je veux l’égalité entre les noirs et les blancs, ou les homosexuels et les hétérosexuels. Pour aller même plus loin, aujourd’hui je trouve ça grave de dire qu’on n’est pas féministe. Cette question, « Est-ce que tu es féministe ? » ne devrait même pas exister. En 2019 ce n’est pas normal.

 

20 secondes de contexte

Nous avons choisi le tutoiement pour retranscrire au mieux la spontanéité du moment et la convivialité de Shay.