«Apeshit»: Dans le clip, Beyoncé et Jay-Z «se mettent sur un pied d'égalité» avec la Joconde

ART Le clip de la chanson du couple Carter, tourné au Louvre, a une évidente dimension politique...

Fabien Randanne
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Beyoncé et Jay-Z devant «La Joconde» dans le clip de leur chanson «Apeshit».
Beyoncé et Jay-Z devant «La Joconde» dans le clip de leur chanson «Apeshit». — Capture d'écran
  • Dans le clip de leur morceau commun, « Apeshit », mis en ligne dimanche, Beyoncé et Jay-Z apparaissent dans un musée du Louvre aux côtés de danseurs noirs.
  • La journaliste et militante antiraciste Rokhaya Diallo voit dans cette démarche « l’affirmation de la présence des noirs dans un endroit où ils sont relégués au second plan ».
  • Pour Nail Ver-Ndoye, enseignant à Argenteuil et auteur d’un livre à paraître sur « La représentation des noirs dans la peinture européenne », « cela permet de rapprocher la jeune génération de cette culture dite "classique" ».

Une nuit au musée. Le clip d’Apeshit, premier extrait d’Everything is Love,  l’album de Beyoncé et Jay-Z (alias les Carter) mis en ligne dimanche, a fait forte impression. Le couple apparaît dans un Louvre désert. Ou presque : au milieu des peintures et des sculptures, des danseurs, tous noirs, se meuvent. Beaucoup ont analysé cette vidéo en se focalisant sur la prétendue mégalomanie du duo mais ont éludé trop rapidement ses autres implications, notamment politiques.

« Le Louvre est le temple de la culture européenne, le fait de l’investir de silhouettes noires est une manière de créer un lien entre une esthétique ancienne et une autre plus contemporaine », note auprès de 20 Minutes la journaliste et militante antiraciste Rokhaya Diallo. Tout en indiquant que le musée parisien est, comme d’autres établissements occidentaux, composé « en grande partie d’œuvres pillées pendant la colonisation » elle voit aussi dans cette démarche « l’affirmation de la présence noire dans un endroit où les noirs sont relégués au second plan ».

« Ils sont les emblèmes de la culture populaire actuelle »

« Ce n’est pas un clip contre, dans le sens d’une revanche, mais un clip pour affirmer l’égalité de la culture afro-américaine, et plus généralement noire, avec la culture blanche », confirme ce lundi dans les colonnes du Parisien Gert Van Overloop, le manager du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui qui a officié sur ce clip.

Aussi, lorsque Jay-Z et Beyoncé se retournent pour faire face à La Joconde, Mona Lisa semble devenir spectatrice et les contempler à son tour. S’instaure alors une espèce de dialogue muet entre icônes. « En faisant cela, [les Carter] se mettent sur un pied d’égalité. C’est une manière de se retourner vers l’histoire. La Joconde a marqué la Renaissance et eux sont les emblèmes de la culture populaire actuelle », poursuit Rokhaya Diallo.

L’auteure note aussi que « l’esthétique de la royauté et de la grâce » irrigue les six minutes de la vidéo qui « appréhende et investit la culture noire de symboles royaux et prend une dimension affirmative de la dignité, de la possibilité d’être source de production noble. »

Des représentations stéréotypées

L’une des séquences marquantes du clip montre des danseuses évoluer en ligne sous Le sacre de Napoléon de Jacques-Louis David. « C’est une façon de dire "Nous sommes aussi les témoins de l’histoire" », analyse Nail Ver-Ndoye, professeur d’histoire-géographie à Argenteuil, qui publiera en octobre le livre Noir - La représentation des noirs dans la peinture européenne (Omnisciences Eds). Un sujet qui fait écho à la vidéo d’Apeshit. Que Jay-Z rappe devant Le Radeau de la Méduse n’a rien d’un hasard. « Il y a trois personnages noirs, dont un métis, de dos, qui est le point d’entrée dans le tableau », note l’enseignant. Apparaissent aussi à l’image une servante des Noces de Cana ou encore le Portrait d’une femme noire de Marie-Guillemine Benoist.

« Les noirs sont représentés dans la peinture européenne depuis la Renaissance, néanmoins, ce n’est pas ce qui est très abordé et très étudié, déplore Nail Ver-Ndoye. Les œuvres témoignent du rapport entretenu par les Européens avec les noirs en général, qui peut avoir différentes formes. Avant d’entamer mes recherches pour le livre, je me disais, a priori, que cela allait tourner autour de l’esclavage, or, cet aspect ne représente qu’une thématique parmi d’autres. Les personnes noires peuvent être représentées comme des allégories d’un territoire, religieuses, politiques. Et même si, au fil des siècles, des préjugés sont retranscrits sur la toile via la représentation stéréotypée des corps féminins, avec de grosses lèvres, de grosses poitrines, de grosses fesses, et de fortes cambrures, dès le milieu du XIXe siècles les noirs sont dépeints pour eux-mêmes, en tant que sujets. »

« Une manière de réparer les affronts envers les afro-descendants »

Beyoncé et Jay-Z, s’ils ne délivrent pas forcément un cours magistral d’histoire de l’art, invitent néanmoins le public à la curiosité. Et cela fonctionne plutôt bien à en juger par les tentatives de recension et de mise en perspective des œuvres apparaissant dans le clip qui ont fleuri sur Internet.

« Cela permet de rapprocher la jeune génération de cette culture dite classique, se réjouit Nail Ver-Ndoye. [Cette vidéo], au premier abord, surprend, car le Louvre est un endroit où il ne faut pas faire de bruit, où le fait de prendre des photos est difficilement accepté alors que beaucoup de jeunes ne jurent que par Snapchat et Instagram. » « Il y a eu plusieurs scandales, récemment, sur des groupes scolaires très mal reçus dans les musées, rappelle Rokhaya Diallo qui se réjouit que les deux stars aient pu privatiser le Louvre pour le tournage – qui a eu lieu de nuit les 31 mai et 1er juin. C’est une manière de réparer, symboliquement, ces affronts envers les afro-descendants notamment. Même si je ne suis pas sûr [que Jay-Z et Beyoncé] en soient conscients. »